BUTCH TRUCKS, UNE VIE DE BATTEUR.

Jacksonville en Floride, 1955.
Le petit garçon ne décolle pas de la vitrine du magasin de musique. Il reste là sans bouger, le regard rivé sur la plus belle chose qu’il ait jamais vue. Du haut de ses huit ans, il contemple avidement la batterie rutilante qui brille de mille feux sous les rayons du soleil. Il sent confusément qu’entre cet instrument et lui, une étrange passion est en train de se tisser. Une passion qui va durer toute sa vie.

Quelques temps après, il intègre l’orchestre de l’école dans la section des percussions. Ses parents, catholiques convaincus et pratiquants, ne voient pas cela d’un très bon œil. Et quand leur rejeton leur demande d’acheter une batterie, ils refusent tout net. Devant l’insistance forcenée du garçon, ils finissent par céder tout en lui faisant promettre solennellement de ne jamais jouer dans un endroit où l’on sert de l’alcool. Les pauvres ! Ils sont loin de se douter que, bien plus tard, leur fils Claude Hudson Butch Trucks, né le 11 mai 1947 à Jacksonville, passera trois années consécutives dans un état d’ébriété permanent.

Le jeune garçon grandit et son talent se développe. Il participe successivement à deux groupes d’adolescents, « The Vikings » et « The Echoes », tout en jouant dans l’orchestre symphonique de Jacksonville. Le conflit au Vietnam s’intensifiant, il s’inscrit à l’Université pour échapper à l’enrôlement mais il finit par se faire virer en raison de son absentéisme. Il fonde un groupe, « The Bitter Ind. », et taille la route pour décrocher n’importe quel engagement.
En 1969, lors d’un show à Daytona, son chemin croise celui de deux frangins passionnés de blues. Une rencontre qui va bouleverser sa vie ! Duane et Gregg Allman, qui se produisent sous le nom de « The Allman Joys », l’invitent à taper le bœuf et sont vite séduits par son jeu de batterie. Peu de temps après, ils lui demandent de les rejoindre dans un nouveau combo qu’ils sont en train de monter. Le jeune Butch n’hésite pas et plaque le seul job régulier jamais exercé dans toute sa vie (un travail qui n’aura duré que deux semaines). Le reste appartient à l’histoire. L’Allman Brothers Band vient de prendre son envol et va planer sur le monde de la musique pendant quarante cinq ans.

Ce groupe mythique définit les bases du Southern Rock en mélangeant divers courants musicaux (rock, blues, country, jazz) et marque son originalité par la présence de deux batteurs, un concept difficile à maîtriser. Cela ne fait pas peur à Duane Allman qui estime que si Otis Redding et James Brown le font, il n’y a pas de raison pour que ses potes et lui n’y arrivent pas. Le côté jazzy et feutré est assuré par Jaimoe Johanson tandis que Butch Trucks imprime un rythme soutenu et profondément rock. Butch va d’ailleurs rapidement endosser le surnom de « Freight Train » (le train de marchandises) en raison de sa frappe puissante. La force de son jeu peut être notamment entendue dans des titres enregistrés en public comme « Statesboro blues » ou « Whippin’ post ».
Groupe de scène avant tout, l’Allman Brothers Band forge sa réputation sur des concerts à rallonge dégénérant en de longues improvisations pour le plus grand plaisir des spectateurs. Butch Trucks apprécie ces « jams » de haut vol au résultat imprévisible qui transportent ses participants dans des contrées musicales inconnues. Tout cela correspond à sa sensibilité artistique. De plus, il peut sans problème soutenir indéfiniment le tempo d’un morceau, un atout majeur quand personne ne sait combien de temps va durer l’improvisation (comme ce « Mountain jam » d’anthologie).
Le public apprécie, il en redemande et l’Allman Brothers Band finit par devenir une véritable institution aux États-Unis.

Côté caractère, Butch est le plus calme de la bande. Il se concentre sur la musique et il aime jouer avec ses copains. Il affectionne ces « bœufs » impromptus qui peuvent se produire n’importe où, dans un parc, dans la rue, en pleine campagne ou dans un cimetière. Il adore également la vie en communauté dans cette grande maison de Macon en Géorgie que se partagent les membres du groupe au début des années 70.
Il connaîtra cependant les hauts et les bas de la vie de rock star. Les excès de drogue et d’alcool. La tragédie aussi. Le 29 octobre 1971, Duane Allman perd la vie dans un accident de moto. Ses compagnons sont dévastés mais Butch l’est plus que tous les autres. En effet, il passait de longues heures avec Duane à discuter de leurs lectures respectives (les deux amis lisaient énormément : littérature, sociologie et même philosophie avec des auteurs comme Nietzsche ou Jean-Jacques Rousseau). Butch regrettera toujours cette complicité perdue.
Il sera également très affecté par le décès de son complice rythmique, le bassiste Berry Oakley (qui meurt lui aussi dans un accident de moto environ un an après Duane et, ironie du sort, juste à quelques pâtés de maisons de l’endroit où le guitariste a rencontré son tragique destin).

L’Allman Brothers Band connaît une énorme célébrité mais en subira vite les inconvénients. L’argent facile, l’alcool en cascade, les drogues à profusion et les disputes internes vont miner le groupe qui finit par se séparer une première fois (entre 1976 et 1978) et une deuxième en 1982 (il renaîtra de ses cendres sept ans plus tard pour entamer une seconde carrière tout aussi réussie jusqu’à sa retraite survenue en 2014).

Pendant quarante cinq ans, Butch Trucks a donné le meilleur de lui-même dans ce groupe légendaire dont il a fait partie du début à la fin.
Il y a fait entrer son neveu Derek Trucks en tant que deuxième guitariste (quand la séparation avec Dickey Betts est devenue inévitable).
Il a épousé une artiste peintre plus jeune que lui, Melinda, avec qui il a eu deux enfants (il avait également d’autres enfants d’un précédent mariage).
Il a réussi à exclure de sa vie la drogue et les alcools forts tout en continuant à boire du vin. Il s’est complètement débarrassé de son problème d’alcoolisme en 2001, tout seul, sans l’aide d’une quelconque aide extérieure.
Il a acheté une ancienne maison datant du Moyen Âge dans le Sud de la France où, citant le philosophe Voltaire, il comptait cultiver son jardin une fois l’heure de la retraire sonnée (Butch adorait la France et se souvenait toujours de l’accueil chaleureux du public français lors du passage du groupe à Paris en 1991).
Il a continué à taper sur sa batterie jusqu’à la fin de l’Allman Brothers Band puis il a crée le « Freight Train Band » avec son fils Vaylor et le fils de Berry Oakley.
Il a été classé parmi les cent meilleurs batteurs de tous les temps par le magazine Rolling Stone.
Il a entretenu sa raison de vivre en jouant autant qu’il le pouvait, en frappant ses peaux, en donnant le tempo.
Dans une récente interview, il balayait les problèmes de l’âge en déclarant : « Quelque chose se passe quand la musique démarre et toute ma fatigue s’en va ! ».
La vie aurait pu s’écouler ainsi, douce et heureuse. Malheureusement, le Destin en a décidé autrement.

West Palm Beach en Floride, le 24 janvier 2017.
Vers dix huit heures, le service d’urgence du 911 reçoit un appel de détresse. Au bout du fil, une femme totalement affolée peine à articuler ses phrases. Au bord de l’hystérie, elle signale avec difficulté à l’opérateur que son mari vient de se suicider devant elle en se tirant une balle dans la tête. Immédiatement, une voiture de police et une ambulance filent sur les lieux du drame, un immeuble situé sur le front de mer.
Devant l’entrée du bâtiment, une femme en larmes est soutenue par un jeune homme, vraisemblablement son fils. Les policiers les prennent aussitôt en charge pendant que les ambulanciers se précipitent à l’appartement. Arrivés au cinquième étage, ils découvrent un homme gisant dans le salon. Il respire encore et, durant un instant, les secouristes gardent bon espoir. Mais il est trop tard et l’homme décède dans les minutes qui suivent.
Claude Hudson Butch Trucks vient de mourir à l’âge de soixante neuf ans en laissant sa femme Melinda dans le désarroi le plus total.

Difficile de connaître les raisons de ce suicide qui met fin à une existence talentueuse. Les voisins n’ont rien entendu du drame qui se déroulait à côté d’eux et ignoraient même qu’une vedette du Rock habitait leur immeuble.
Apparemment, Butch Trucks avait dû faire face à de graves problèmes financiers au cours de ces dernières années. En 2011, il avait vendu sa villa de Palm Beach pour rembourser une hypothèque de 800 000 dollars réclamée par la banque. En 2014, il avait acheté cet appartement en bordure de mer pour un montant de 500 000 dollars. Cependant, en 2016, le service des taxes américain (le fameux IRS) aurait engagé une procédure de saisie pour un arriéré d’impôts s’élevant à 540 000 dollars.
Devant tant de difficultés, Butch Trucks a-t-il été pris de panique ?
A-t-il été plus affecté par la fin de l’Allman Brothers Band qu’il ne l’a laissé paraître ?
Cachait-il un état dépressif derrière une apparente décontraction ?
Une seule chose reste certaine : cette fin tragique prive le monde de la musique d’un immense artiste dont le souvenir ne s’effacera jamais.
Butch Trucks a rejoint Duane Allman et Berry Oakley dans l’immensité cosmique pour une « jam » éternelle.
Ici-bas, il ne nous reste que les disques et la tristesse !

Olivier Aubry


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